Nous voici à la
veille de Pourim, première étape de grands préparatifs. Après la
confection des gâteaux, des oreilles ou des dents d’Hamman, après
les déguisements des enfants, après la lecture de la Méguilah
d’Esther, les « grandes manœuvres » vont commencer…
En effet, du Caire, d’Alexandrie, de Tantah, de Mehallah ou
d’ailleurs, dans toutes les familles juives, le branle-bas de
combat pré-Pessah commençait dès le lendemain de Pourim.
Toutes les armoires, les commodes, les vitrines, tous les buffets,
les tiroirs, enfin tout était vidé, minutieusement nettoyé, lavé,
séché, remis en place. Les lits étaient mis à nu et ceux dont la
structure était métallique subissait l’épreuve du feu afin que
trépassent punaises et autres insectes indésirables –hôtes
coutumiers des pays chauds- qui y avaient élu domicile.
Les matelas étaient décousus par un professionnel qui les avait
préalablement installés sur la terrasse pour y carder la coton
sur place et les refaire entièrement.
Les murs de tout l’appartement étaient lessivés et parfois
repeints, les rideaux décrochés et lavés –à la main, bien sûr, les
lave-linge ne faisant pas encore partie de notre quotidien.
Chaque pièce ainsi « cachérisée » était condamnée : pas une miette
de pain ne devait y être introduite.
La cuisine restait l’ultime endroit à subir le « grand
nettoyage ».
L’espace de vie se réduisait de jour en jour, seule une surface
limitée étant autorisée pour les repas. Mais la maison dégageait
alors une odeur particulière, l’odeur de « propre », de savon,
d’encaustique, l’odeur de Pâque…
N’oublions pas non plus le chassé-croisé de vaisselles : la
vaisselle Hametz qui disparaissait et la Cacher que l’on
déballait chaque année pour célébrer la Liberté retrouvée !
Le deuxième acte du rituel commençait alors. Les livraisons
multiples arrivaient : d’abord, les sacs de riz, énormes, que l’on
déposait dans la salle à manger. Toute la famille –en particulier
la gent féminine- s’installait autour de la table pour « trier »
le riz ; le moindre petit caillou devait être retiré. Et quand
tout était soigneusement « purifié », le riz était alors remis
dans des sacs de toile blanche.
Puis le sucre était livré : des pains de sucre que nous cassions
en morceaux irréguliers et qui étaient alors rangés dans des
bocaux de verre.
Enfin débutait la confection des condiments. Les olives, achetées
crues, devaient être fendues puis tassées dans les bocaux que l’on
remplissait d’eau salée et d’huile, avec des herbes diverses et
des graines de coriandre. Les cornichons, les citrons et les cœurs
d’artichauts subissaient une préparation similaire… des quantités
énormes comme s’il allait falloir tenir un siège de plusieurs
semaines…
Et lorsque toutes ces préparations étaient terminées, l’on passait
aux douceurs : d’abord la confiture de noix de coco, puis l’écorce
d’orange amère confite, le « harosset » et bien d’autres choses
encore dont le souvenir m’échappe aujourd’hui…
Ah ! les biscuits de Pâque. Au Caire, chaque mère de famille,
accompagnée de ses filles, se rendait au « four » du Quartier Juif
(Haret el Yahoud), un panier chargé d’œufs et de sucre au bras,
pour y confectionner les fameux biscuits. La farine spéciale
Cacher était fournie sur place, les œufs et le sucre énergiquement
battus dans de grands jattes –de cuivre, il me semble- (point de
mixer ou de robot) et les biscuits plats et ronds qui en
résultaient restent uniques dans ma mémoire, comme la Matza si
fine, si légère, si croustillante que je n’ai retrouvée nulle part
ailleurs.
Enfin, le jour du Séder arrivait. L’activité fébrile était à son
comble.
Les lits refaits, les chambres rangées, nous attaquions la table
qui devait être somptueuse avec la nappe blanche que le « makwagui »
(repasseur) avait eu pour mission de soigner particulièrement. La
vaisselle, de porcelaine fine, dont nous retrouvions chaque année
avec le même bonheur les décors de courbes dorées, les couverts et
les verres qui ne ressemblaient pas à ceux de « tous les jours »,
le plateau argenté du Séder indiquant, en caractères hébraïques,
l’endroit précis où matzoth, persil, eau salée, herbes amères,
harosset, os d’agneau et œuf dur devaient être placés.
Et pendant que nous préparions cette table festive et
commémorative à la fois, les effluves du poisson ou de l’agneau
qui mijotait doucement sur les « fatayel » -ce réchaud à mèches,
complémentaire du « primus » au feu vif- parvenaient à nos narines
excitées et chatouillaient nos papilles impatientes.
Puis venait l’heure de la cérémonie familiale où, malgré
l’épuisement des femmes, une ambiance toute particulière
emplissait l’atmosphère : le sentiment d’appartenir à une
communauté, à un peuple, à une histoire…
Mais savions-nous, en cette veillée pascale de 1956 que « notre »
Sortie d’Egypte était toute proche, que nos familles allaient
exploser dans une nouvelle dispersion de par le monde, que nos
certitudes, nos traditions –remparts d’une cohésion que nous
croyions indéfectible- risquaient de se diluer dans la tentation
d’une intégration sinon d’une assimilation plus que probable ?..
Régine ZAYAN.
©
Régine ZAYAN (mars 2005) |