Nous habitions
Sharei Beyrouth, rue de Beyrouth, une petite rue quiète
qu’ornaient deux mosquées entourant la basilique.
En
face de notre immeuble se dressait l’une d’elle avec, pointé
vers l’azur en une silencieuse et éternelle oraison, son
élégant minaret. Cinq fois par jour, la voix du muezzin
s’élançait en direction du ciel : « Dieu est grand, Mahomet
est son Messager, préparez-vous à la prière ». Parfois la
cloche de l’église, semblant glorifier son
intercession, l’accompagnait…
En
ce temps béni, cohabitaient les trois religions monothéistes,
chacune respectueuse de l’autre et les souhaits, fraternels et
sincères, se succédaient. Aux vœux de Rosh Hashana,
répondaient ceux de Noël et du Ramadan, toujours ponctués par
un délicieux « Kol sana wenta tayeb », bonne année…
A
cette époque, le « Allah Ouakbar », Dieu est grand n’appelait
qu’à la dévotion des hommes, à la sérénité des âmes, …
Derrière
notre bâtiment, la rue de Bagdad avec ses frais portiques et
son célèbre restaurant de foul, Mansourah. Droit devant
s’étirait paresseusement, coupée en son milieu par le tramway,
la rue des Pyramides qui conduisait à l’Héliopolis Sporting
Club. A mi-chemin l’Oasis, un café où il faisait bon déguster
une limonade Spathis, assis à la terrasse ombragée…
L’Héliopolis
Sporting Club étendait ses bâtiment à la limite du désert (les
deux pôles de ma vie, le Lycée franco-égyptien et le Club
repoussaient le Sahara dans des directions opposées).
Construit par des Anglais arrogants qui n’acceptèrent les
« natives », qu’après la Seconde Guerre mondiale. Les raides
Britanniques – n’affirmait-on pas, en se gaussant d’eux,
qu’ils mangeaient le raisin avec couteau et fourchette – ne
pouvaient côtoyer, my God, shocking, les indigènes :
musulmans, coptes, juifs, Arméniens et Grecs nés en Egypte.
Nous en étions devenus
membres ; le samedi après-midi et le dimanche, pendant que
Papa faisait une sieste réparatrice, Maman nous emmenait au
Club.

Contribution de Dinah :Mayer Roditi.
Lycée Franco-Egyptien d'Héliopolis
Je me souviens de la
peur que nous avions du gardien du parking qui chassait les
gamins qui s’amusaient à cache-cache entre les voitures.
Infirme, il nous poursuivait en boitant, son bâton à la main.
Nous tremblions d’effroi ; le bruit courrait qu’il enlevait
les enfants et les vendait à des bandes organisées de voleurs
de gosses qui mutilaient et estropiaient les bambins avant de
les obliger à mendier… Longtemps je l’ai cru et, bien après
mon départ d’Egypte, j’ai continué à trembler en y repensant
alors que ce brave homme ne faisait que protéger les véhicules
qui lui étaient confiés.
Je me souviens du
chameau que son maître amenait dans l’allée. Nous aimions
cette délicieuse sensation de manquer tomber lorsque l’animal
se dressait sur ces pattes, nous projetant d’abord en avant,
ensuite en arrière et, lorsqu’il s’accroupissait, nous jetant
en arrière et ensuite en avant et du mal de mer en cours de
promenade.
Je revois encore
Monsieur Dassa nous demandant de nous arrêter pour nous
prendre en photo, Clémy son fils et moi, moi son aîné de
quelques mois, le bras protecteur posé sur ses épaules. Cette
photo jaunie, vieille de plus de cinquante ans, me regarde
travailler…
Je revois enfin le
grand lion en peluche que mes parents avaient gagné à la
tombola d’un réveillon de fin d’année au Club.
Le Club battait au
rythme de son cœur, la piscine. Nos mères s’asseyaient à la
terrasse ou sur la pelouse entourant la pièce d’eau ; nous
tentions, en maillot Janssen, de concurrencer les poissons.
Parfois une partie de
water-polo nous obligeait de quitter la piscine pour laisser
le champ libre à ces Poséidon, que nous regardions, ébahis et
jaloux, ne faire qu’un avec l’eau en jouant à la balle. Lancés
dans de vigoureux crawl, le ballon entre les épaules, ils
s’arrêtaient sec, surgissaient hors de l’eau et, d’un jet
précis, lançaient le ballon à un équipier ou le plaçaient dans
le filet adverse. La bouche ouverte, le regard brillant, béats
d’admiration, nous n’aspirions qu’à les imiter. Cinquante ans
après je n’y suis toujours pas parvenu…
Mon premier amour – je
devais avoir six ans, le roi Farouk régnait encore – je l’ai
rencontré – fugacement, dans cette piscine.
Maman nous emmenait, ma
sœur et moi, une fois par semaine au cinéma. Les films étaient
des productions américaines et que n’ai-je rêvé d’être un
Errol Flynn, un Stewart Granger, un Gary Cooper, un Robert
Taylor et serrer dans mes bras (chétifs), Deborah Kerr,
Virginia Mayo, Grace Kelly ou la naïade Esther Williams.
Esther Williams … Elle
vint un jour en Egypte et, par je ne sais quel bienheureux
hasard, elle débarqua au Club. Faisait-elle partie d’un ballet
aquatique devant se dérouler au Club ? Était-elle simplement
en visite touristique et nageait-elle pour son seul plaisir ?
Et pour le nôtre ! Je l’ignore.
A la vue de cette femme
splendide, de cette sirène superbe, inaccessible, irradiante,
toutes les flèches de Cupidon nous transpercèrent, mes amis et
moi. Dieu qu’elle était belle ! Dieu qu’elle était gracieuse !
Dieu qu’elle semblait voler dans l’eau !
Quelquefois, je me
revois, petit enfant, la bouché bée devant cette Vénus sortant
de l’onde…
Je me rappelle la
naissance, le 16 juillet 1952, du Prince Héritier Ahmad Fouad.
Des avions, survolant le Caire et sa banlieue, jetaient des
foisons de bonbonnières pour saluer la naissance du prince
héritier. J’ai cherché désespérément, mais en vain, à m’en
procurer une parmi toutes celles tombées dans les environs et
même dans la piscine…
La piscine … de temps
en temps, nous mangions au restaurant qui la surplombait. Je
me délectais de macaroni au four, nappé de sauce béchamel. Je
crois bien n’en avoir jamais mangé de meilleur. Le riz à la
financière (au foie de volaille) était également à la hauteur
des aspirations culinaires de mes huit ans.
Je
me souviens… je me souviens surtout de mes parents et de leurs
amis. D’Esther, de Makram, de Max, de Gilda, de Fikri, de
Masraf, amis juifs, coptes, musulmans. De mes frères de jeux,
de Clémy, de David, de Rony, de Hussein, de Hani, de Gaston et
parfois, malgré mes soixante ans, toujours orphelin , il
m’arrive de pleurer encore sur cette Héliopolis perdue, la
ville du bonheur autour de la piscine.
Moise Rahmani
Rosh Hashana 5765, 16 septembre 2004
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