J’aimerais vous faire partager
le récit que m’a fait mon amie, Daisy Ch.
La plupart d’entre nous sommes
nés et avons vécu dans les « grandes villes » du pays : Le Caire,
Alexandrie, quelquefois Tantah, Mehallah ou Mansourah. Daisy, elle, est née à Kheneh, petite ville de Haute-Egypte,
d’un père d’origine irakienne et d’une mère d’origine turque.
La famille, qui a vécu dans
cette petite cité de 1934 à 1944, était parfaitement intégrée à la
population et demeurait dans une maison que ceux qui les
connaissaient appelaient « beth el yahoudi », (la maison du
juif), et ceci sans aucune connotation péjorative ou antisémite.
Le père, Mr Ch. possédait une
petite fabrique de « gazouza », (limonade pétillante) et
fournissait les petits commerces et les cafés de la ville et des
environs. Il voyageait souvent et se rendait au Caire pour
approvisionner sa famille en vêtements, chaussures et même en
victuailles. Il avait appris à égorger les poulets pour que sa
famille puisse en consommer durant l’année. A Kippour, il en
distribuait comme « Kapparoth » aux nécessiteux du coin, non juifs
d’ailleurs, car à Kheneh, il n’y avait aucune autre famille juive.
Lui-même et les membres de sa
famille n’en consommaient pas pendant cette fête. En effet,
n’ayant pas le statut de « Chohet » reconnu par les autorités
rabbiniques, il se refusait à prendre la responsabilité d’une
telle consommation par les siens à Kippour.
A l’approche de Pessah,
« l’oncle Amédée » qui vivait au Caire, envoyait des colis
contenant les Matzoths et divers produits indispensables pour le
Séder.
Mme Ch., qui était une femme
douce et raffinée, était cependant parvenue à s’adapter à cette
vie quelque peu rudimentaire. Elle faisait tout elle-même : le
pain, les gâteaux, le « torchi » (pickles)…En effet, elle avait
vu, un jour, le marchand ambulant du fameux torchi qui, après
s’être mouché à l’aide de ses doigts et avoir envoyé une copieuse
morve au sol, servir, à pleines mains le précieux condiment. De ce
jour, confectionna elle-même tout ce qu’il était possible de
faire à la maison.
Le village étant aux portes du
désert, l’agriculture était quasi inexistante et les fruits et
légumes étaient denrées précieuses. Aussi, lorsque Mme Ch. avait
l’opportunité d’acheter quelques « rotolis » de tomates, elle
préparait une sauce qu’elle conservait dans des bocaux stérilisés
pour la consommation des mois à venir.
Il y avait bien le marché du
jeudi. Les marchands arrivaient du désert à dos de chameau. Ils
installaient leurs produits : uniquement des graines et des épices
aux parfums insistants. Le chameau s’agenouillait aux côtés de son
maître, indifférent à tout le remue-ménage qui l’entourait jusqu’à
l’heure du départ.
Le chameau bénéficiait, dans
cette région, d’une importance particulière et le jour de la Fête
du Prophète (Mouled el Nabi), la procession était somptueuse. Les
chameaux défilaient, revêtus de tissus chatoyants et
multicolores, bordés de clochettes qui tintaient dans l’euphorie
générale.
Les enfants dégustaient
l’unique confiserie dont ils disposaient, faute de bonbons ou de
friandises qui n’existaient que dans la capitale ou dans les
grandes villes : c’était un cône de mélasse solidifiée qu’ils
suçaient inlassablement.
Daisy se souvient aussi de la
fabrication du pain « shamsi » (pain du soleil), un pain rond
fait de farine blanche que l’on posait sur une plaque de terre
battue dont le fond était parsemé de son. Une fois la pâte pétrie
dans une grande bassine en terre appelée « magour », les pains
étaient confectionnés, posés sur la plaque et exposés au soleil
pour gonfler,… d’où leur nom.
La cuisson se faisait alors
dans un four rudimentaire que l’on allumait à l’aide de paille et
de fumier de pigeon.
Il y avait aussi le « méch »,
un fromage que l’on conservait dans de grandes jarres et qui était
très apprécié du peuple bien qu’il fût souvent visité pas de
petits vers blancs…
Et également les petits
poissons que l’on entassait dans la « melouha » (la saumure) et
que l’on enfermait un certain temps dans des jarres en terre avant
de pouvoir les consommer. L’odeur qui s’en dégageait alors est
encore vivace dans la mémoire de Daisy.
La pauvreté d’une partie de la
population était telle que les enfants de Kheneh s’installaient au
bord de la rivière (en période de crue du Nil, sinon le lit de la
rivière était sec) avec des tamis pour attraper les poissons qui
devaient constituer leur repas.
Daisy, son frère et ses sœurs,
allaient, bien sûr, à l’école. C’était une école copte et
l’enseignement y était dispensé en arabe. Sur le chemin, ils
passaient devant l’échoppe d’un potier qui fabriquait
gargoulettes, amphores et poteries diverses. Le petit groupe
s’arrêtait, fasciné par la dextérité de l’artisan. Celui-ci,
heureux et flatté, leur offrait une poterie miniature qu’il
réalisait sous leurs yeux émerveillés et qui les remplissait de
joie.
A la fin de l’année scolaire,
les résultats n’étaient pas annoncés à l’école ou envoyés par la
poste : Boulos et Boutros, les deux « farraches » de
l’ établissement (des hommes à tout faire), allaient de maison en
maison les porter aux familles en ameutant la population aux cris
de « el natiga, el natiga » (les résultats, les résultats). Bien
entendu, cette tournée générale arrondissait leur fin de mois
grâce aux pourboires qu’ils récoltaient.
Les jours de congé, les
distractions étaient rares et la sortie traditionnelle se limitait
à une promenade en « hantour » (fiacre) jusqu’au bord du Nil.
Pendant des années, ce fut l’unique évasion –fort appréciée
d’ailleurs-.
Certains jours, les habitants
du village se barricadaient dans leurs maisons, terrorisés par les
combats violents et mortels qui se déroulaient sous leurs fenêtres
entre la tribu d’El Ashraf et celle d’El Hamadat, deux tribus
ennemies qui vivaient de part et d’autre des rives du Nil.
Après le règlement de comptes,
le village retrouvait son calme et la nuit tombait sur une
population pacifique.
Une nuit froide, d’ailleurs,
après la chaleur torride de la journée que le climat désertique de
la région imposait aux habitants. Il faisait même si froid que
Daisy se souvient du cérémonial du coucher au cours duquel Mme
Ch. distribuait à ses enfants un sucre imbibé d’alcool pour les
réchauffer avant qu’ils ne s’endorment.
Un jour, la population tout
entière apprit une triste nouvelle : Hokki, l’idiot du village
venait de mourir Hokki avait toujours fait partie du folklore
populaire. Il se promenait, la tête couverte de nombreux chapeaux,
posés sur son crâne, les uns par-dessus les autres. Chacun
l’accueillait, lui fournissait sa nourriture quotidienne. Il était
si populaire que les habitants du village qui portaient son
cercueil, le jour de l’enterrement, parcoururent toutes les rues
afin que chacun lui fît ses adieux. Les femmes pleuraient, bien
sûr, mais Hokki n’eut pas droit aux pleureuses professionnelles
que l’on engageait dans les riches familles coptes et musulmanes,
et qui exerçaient leurs « talents » à heure fixe, l’heure des
pleurs, lorsque les visiteurs présentaient leurs condoléances.
Les jours s’écoulaient ainsi
dans une immuable routine : le père à sa fabrique, la mère à ses
tâches ménagères et les enfants à leur travail scolaire…
Puis vinrent les années de la
guerre, amenant sur le sol de Kheneh et des environs les troupes
de soldats Britanniques…
Un matin, l’épicier vint
frapper à la porte des Ch. et, tout excité, annonça, en montrant
du doigt un jeune homme : « Il cherche des juifs, je vous l’ai
amené ». C’était un soldat britannique… de la Brigade Juive de
Palestine. Bien entendu, nombreux étaient les jeunes juifs qui
faisaient partie du contingent récemment installé dans le désert.
La famille Ch. fut une seconde
famille pour ces jeunes soldats qui, eux, apportèrent une
animation toute nouvelle dans la routine habituelle.
Les soirs de Pâque, Mr Ch.
récitait la Haggadah à la manière irakienne, accompagné des
accents yiddich des jeunes militaires invités à la table du Séder.
A Kippour, ils étaient
également présents pour « couper le jeûne » dans une chaude
atmosphère familiale.
Mme Ch. s’activait pour que
ses tables de fêtes soient une parfaite réussite.
Quant à son époux,
l’installation de ce camp militaire lui valut une augmentation de
son chiffre d’affaires car il était devenu le fournisseur attitré
en « gazouza ».
La réputation de la famille
Ch. lui valut de recevoir un jour de Jérusalem le télégramme
suivant : « Fils unique malade hôpital de Safaga. Prière donner
nouvelles ».
Safaga étant située au bord de
la Mer Rouge, Mr Ch. dut prendre le train pour se rendre au chevet
du malade. Il put voir le patient qui n’était autre qu’un jeune
soldat de la Brigade et ainsi rassurer ses parents : « Fils malade
malaria. En bonne voie de guérison ».
Inutile de dire combien sa
réponse fut appréciée par la famille du jeune homme.
Les Ch. vivaient alors assez
éloignés de la réalité politique et des événements dramatiques qui
se déroulaient dans le monde et, lorsqu’en juillet 1942, les
membres de la Brigade leur conseillèrent de se tenir prêts (avec
une unique valise pour toute la famille), à un éventuel départ par
la Mer Rouge vers une colonie anglaise de l’Océan Indien, quel ne
fut pas leur étonnement de découvrir qu’ils couraient un grand
danger : les troupes de Rommel venaient d’atteindre El Alamein.
Les mois passèrent… Un jour,
un soldat informa Mr Ch. de la visite prochaine d’une personnalité
importante en ajoutant que la famille Ch. était cordialement
invitée à la cérémonie qui se déroulerait au camp installé dans le
désert. Cela se passait pendant la semaine de Hanouccah.
Mr Ch. se rendit donc à la
fête avec trois de ses enfants (les plus âgés). On le présenta à
la « personnalité » comme étant le chef de la famille accueillant
si chaleureusement les soldats de la brigade. Remerciements,
poignées de mains… et l’important personnage manifesta le désir
d’exprimer personnellement sa reconnaissance à Mme Ch. et promit,
pour se faire, de se rendre lui-même au domicile de la famille.
Le lendemain, une voiture
s’arrêta devant la maison des Ch. Branle-bas de combat : le
village ne comptant que deux automobiles, celle du médecin et
celle du « moudir » (sorte de préfet ?), cette troisième voiture,
inconnue, intrigua tout le voisinage…
La visite fut cordiale et,
avant de se retirer, l’honorable visiteur tendit une carte de
visite à la maîtresse des lieux en précisant : « Si vous avez
besoin de quoi que ce soit, je suis à votre disposition, n’hésitez
pas… On ne sait jamais… »
Remerciements, salutations,
départ. C’est alors que Mme Ch. porta son regard sur la carte de
visite qui indiquait :
Moshé
Shertok
Président de l’Agence Juive
Internationale.
Moshé Shertok, devenu plus
tard Moshé Sharett, Ministre des Affaires Etrangères d’Israël dans
le premier gouvernement de Ben Gourion.
Cela se passait en 1943.
A la mort de Mr Ch., la
famille quitta la Haute Egypte en 1944 pour s’installer au Caire.
©
Régine ZAYAN (novembre 2004) |